CHAPITRE II
Assis à l’extrémité du ponton, Le Vioter avait perdu toute notion du temps.
En cet endroit, l’alternance jour-nuit n’existait pas. L’astre qui régnait sur la plaine céleste d’un gris uniforme restait en permanence à son zénith. De part et d’autre du ponton, le fleuve sinueux s’enfonçait entre deux rangées de hautes montagnes dont les sommets dentelés semblaient vouloir transpercer le ciel.
L’ample lit ne contenait pas d’eau mais une substance vaporeuse, dense et noire, agitée par des courants violents. Lorsqu’il avait repris connaissance sur le ponton, Le Vioter s’était approché du bord, s’était accroupi et y avait plongé la main gauche. Une douleur fulgurante l’avait alors irradié. Il avait aussitôt retiré sa main, mais la peau avait commencé à se rider, à se parcheminer, de l’extrémité de ses doigts jusqu’à son poignet. Depuis, elle avait perdu de sa souplesse, de sa sensibilité, avait gardé l’apparence d’une main de vieillard. De temps à autre, une douleur sourde revenait le tarauder et il ne parvenait plus à déplier ses doigts recroquevillés.
Il avait compris qu’il était prisonnier de ce paysage de désolation, qu’il n’avait pas d’autre choix que d’attendre. Il ne pouvait pas revenir sur ses pas : derrière lui, le tablier et les pieds du ponton de pierre se perdaient dans un brouillard persistant aussi épais que de la glu. Les versants abrupts et lisses des montagnes interdisaient toute tentative d’escalade et, enfin, il n’osait pas s’aventurer dans le fleuve de peur d’être instantanément transformé en momie.
Il ne se ressentait pas du manque de sommeil, mais la faim et la soif le tenaillaient. Bien qu’il transpirât d’abondance sous sa combinaison de coton, il craignait d’exposer sa peau aux rayons incendiaires de l’astre fixe et n’avait retiré que ses bottes. Il éprouvait ce sentiment crispant, insupportable, de s’être fourvoyé dans une impasse. Il tentait de tromper son ennui et son impatience en observant des bancs d’animaux transparents et gélatineux qui ressemblaient à des méduses.
Il avait parfois l’impression de perdre la mémoire. Certains de ses souvenirs lui échappaient, comme emportés par la brise et le courant, et il lui arrivait fréquemment de se demander ce qu’il fabriquait sur ce ponton désert. Alors il fermait les yeux, se concentrait, rentrait à l’intérieur de lui-même et tentait de rassembler les pièces éparses du puzzle. Il entendait la voix de la pythonisse de Kélonia, qui l’exhortait à entrer dans le réseau-Temps et à se mettre en quête de Lucifal, l’épée forgée par des dieux oubliés et dérobée par la magicienne Cirphaë, l’épée de lumière avec laquelle il pourrait combattre les Garloups de Déviel. Elle lui avait affirmé que des envoyés du réseau viendraient le chercher de l’autre côté de la porte temporelle, qu’ils le conduiraient au monde de Cirphaë.
Il rouvrait les yeux, scrutait la surface noire et moutonnante du fleuve jusqu’au vertige, mais il ne distinguait rien qui ressemblât de près ou de loin à une embarcation. Il s’efforçait alors de penser à Saphyr, autant pour recouvrer l’espoir que pour renouer avec le fil de plus en plus ténu de sa propre existence. Sept ans qu’il était séparé de la féelle. Une éternité. Il détenait la clef de sa délivrance, le Mentral, la formule mentale et sonore mise au point par les chercheurs de l’Église du Chêne Vénérable, mais il avait besoin d’une arme pour traiter sur un pied d’égalité avec les Garloups, et cette arme, c’était Lucifal. Même s’il en coûtait à Rohel de retarder le moment de ses retrouvailles avec Saphyr, il n’avait pas d’autre choix que d’effectuer ce détour par le réseau-Temps.
Encore fallait-il que les révélations de la pythonisse de Kélonia ne soient pas de simples légendes… Or pour l’instant personne ne s’était manifesté. De temps à autre, il se relevait et frappait d’un pied rageur les pierres brûlantes du ponton. Un geste dérisoire qui exprimait sa sensation d’impuissance, de dépendance. Il ne connaissait rien de pire que d’être ainsi placé dans l’incapacité d’agir. Saphyr et lui étaient les jouets de forces obscures, les enjeux de guerres absurdes qui se déroulaient dans les sphères d’un univers inaccessible. Pourquoi les Garloups l’avaient-ils épargné ? Pourquoi ne l’avaient-ils pas massacré en même temps que ses parents, en même temps que ses frères et sœurs, en même temps que les enfants, les femmes et les hommes de son peuple ?
L’astre étincelant dardait ses rayons sans discontinuer. Le jour perpétuel, horripilant, l’empêchait de plonger dans l’oubli réparateur du sommeil.
Il arrivait à se demander s’il était encore vivant, s’il n’avait pas franchi la porte d’un improbable au-delà, puis, observant sa main momifiée, il se disait qu’on ne vieillissait pas dans le pays de la mort.
*
La barge remontait lentement l’ailoneK, un affluent du grand Fleuve-Temps. Les vents avaient faibli, et la voile carrée, blanche, claquait mollement contre le mât. La proue de l’embarcation fendait désormais une énergie plate, lisse, apaisée, crissait sur les bancs de méduses éphémères qui paressaient à la surface.
Tout en actionnant le gouvernail, Bouche-Cousue ne cessait de râler, ce qui l’amenait à desserrer fréquemment les lèvres et à désavouer de manière flagrante son prénom.
— Pas assez de vent ! Trop de méduses ! Remuez-vous, tas de fainéantes ! Qu’est-ce qui m’a fichu des sœurs pareilles ? Vous voulez finir dans le ventre d’un incarnant ? Cascade-Riante, remets ta robe ! Rangez-moi ces cordages ! Le pont n’est pas un dépotoir !
Tous les prétextes étaient bons pour libérer la fureur perpétuelle qui semblait l’habiter. C’était la même chose chaque fois qu’elle avait la responsabilité d’une expédition.
Cascade-Riante, Coup-De-Trique et Double-Jeu, les trois fluviales intermédiaires, s’étaient déjà frottées au caractère épineux de l’ancienne et ne faisaient que peu de cas de ses remontrances. Cascade-Riante ne s’était pas rhabillée et les cordages traînaient toujours sur le pont. Postées à l’avant de la barge, inondées de la lumière de Zos, elles babillaient et riaient tout en jetant des regards distraits sur le fleuve et les hautes montagnes environnantes.
En revanche, Sylph ne parvenait pas à s’habituer à la voix de crécelle de Bouche-Cousue. Assise au pied du mât, serrant son mémoriant contre sa poitrine, elle s’arrangeait pour ne pas subir les foudres de sa responsable et se laissait dériver sur la mer agitée de ses pensées. Elle n’avait pas encore reçu son nom de fluviale : c’était sa première expédition.
Cascade-Riante, volubile, lui avait longuement expliqué les us et coutumes des sœurs des fleuves.
— Ne va pas croire que les équipages sont constitués au hasard. La règle est toujours la même : une ancienne, trois intermédiaires, une cadette…
Sylph avait jeté un regard furtif vers la poupe de la barge où se tenait Bouche-Cousue. Cascade-Riante avait libéré un rire frais comme une eau de roche – contrairement à Bouche-Cousue, elle n’avait pas usurpé son nom –, puis avait baissé le son de sa voix.
— Moi aussi, lorsque j’étais jeune, j’avais du mal à supporter les anciennes ! Mais j’ai rapidement admis la nécessité de leur présence : si nous remontons les fleuves jusqu’à leur source, nous épousons les courants rajeunissants et nous risquons de nous métamorphoser en fillettes, parfois même en nouveau-nées. Une ancienne, elle, se transforme seulement en jeune femme. Elle reste adulte et, grâce à son mémoriant, en pleine possession de ses moyens.
— Et quand nous nous dirigeons vers une embouchure ?
— Nous allons dans le sens des courants vieillissants. L’ancienne peut en mourir, les intermédiaires deviennent de vieilles femmes impotentes, et c’est toi, toi la cadette en pleine force de l’âge, à qui échoit la responsabilité de la barge.
— Et les tempêtes ? Quel effet ont-elles sur nous ?
Cascade-Riante avait jeté un regard grave, presque douloureux, à sa jeune sœur.
— Prie les Chronodes pour que les tempêtes de Temps nous épargnent, Sylph. Elles ont pris la vie de tant des nôtres.
— Et les monstres du fleuve, les incarnants ?
— Ils sont comme les tempêtes : jamais rassasiés !
— Cet homme, où devons-nous le déposer ?
— Les permanentes d’Olymbos nous ont ordonné de le transporter jusqu’à la source du grand Fleuve-Temps. Là-bas, si tout se passe bien, je serai une adolescente, ou une gamine haute comme ça – elle avait désigné la barre supérieure du bastingage –, et toi, tu ne sauras même plus marcher. Alors, crois-moi, nous apprécierons les ronchonnades de Bouche-Cousue !
Après avoir quitté le port d’arksl, les fluviales avaient descendu en partie le grand Fleuve-Temps en direction d’Olymbos, court trajet qui avait entraîné un léger vieillissement, puis elles avaient remonté l’affluent ailoneK et commencé à rajeunir. Sylph flottait désormais dans sa robe droite. Ses seins, déjà menus, avaient perdu un bon tiers de leur volume et sa voix recommençait à se percher dans les tonalités aiguës de l’enfance.
Elle caressa distraitement son mémoriant qui ronronnait d’aise dans ses bras. Cette petite boule de poils, qu’elle avait baptisée Xyo, était dorénavant son seul lien avec elle-même. Depuis que la barge voguait sur l’ailoneK, elle avait besoin de Xyo pour renouer avec les plus récents de ses souvenirs. Cette perte de la mémoire était d’autant plus insidieuse qu’elle se produisait à son insu.
— Le Temps n’agit pas seulement sur le corps, avait précisé Cascade-Riante, mais également sur l’esprit. Si nous n’avions pas nos mémoriants, nous oublierions jusqu’au but de notre expédition. Ils ne nous servent pas seulement à retrouver nos souvenirs lorsque nous voguons vers les sources, mais également à conserver les acquis de nos expériences lorsque nous retournons vers les embouchures ou vers la cité lacustre. Prends bien soin de ton mémoriant, Sylph. Le perdre, ce serait perdre ton âme.
Sylph repensait à ces malheureuses qui s’en étaient revenues d’expédition sans mémoriant. Elles avaient retrouvé leur corps d’adulte, mais gardé un esprit de fillette, voire, pour certaines, de nourrisson. Il fallait leur réapprendre à parler, à marcher, à manger, à se maîtriser, à se laver, mais même si elles recouvraient en partie leur autonomie, elles restaient des étrangères à elles-mêmes, des amputées, des femmes séparées à jamais de leur passé.
Sylph s’était promis de ne jamais connaître semblable mésaventure. Elle ne quittait pas son mémoriant des yeux. Elle le prenait le plus souvent possible dans ses bras, ne le reposait dans son panier que lorsque Bouche-Cousue lui ordonnait d’effectuer les manœuvres de routine. Dès qu’elle avait un instant de répit, elle le levait à hauteur de son visage et le contemplait avec affection et reconnaissance. Elle aimait caresser sa fourrure grise, soyeuse, elle aimait se plonger dans ses immenses yeux ronds et jaunes, elle aimait ses petites oreilles roses et pointues, son mufle noir, sa longue queue en panache, ses courtes pattes terminées par des coussinets où se logeaient les griffes rétractiles.
Les mémoriants avaient été présentés aux cinq fluviales quelques instants avant le départ de l’expédition. Comme poussée par une force mystérieuse, Sylph avait immédiatement jeté son dévolu sur Xyo. Il était plus petit que les cinq autres, plus clair également, mais sa bouille ronde, son air à la fois étonné et triste l’avaient d’emblée séduite. Une attirance qui avait semblé réciproque : à peine était-il sorti de sa cage qu’il s’était dirigé vers elle de son allure dandinante et qu’il s’était pelotonné à ses pieds. Il s’était soumis à Sylph, avait accepté de se dévouer à elle, de capter ses souvenirs emportés par le courant, de les conserver dans un recoin de son cerveau et de les lui restituer dès qu’elle en manifesterait le besoin. L’ancienne et les trois intermédiaires avaient choisi leur mémoriant parmi les cinq restants, et le sixième, une vieille femelle à la mine renfrognée, avait été laissée dans son panier à disposition du futur passager.
De temps à autre, Sylph glissait les doigts entre les pattes arrière de Xyo, extirpait le canal réminiscent, extensible, de sa gaine de peau et en posait l’extrémité sur son cou, sur son front ou sur son menton. Elle agissait avec une extrême prudence, car le canal réminiscent était placé juste à côté du sexe du mémoriant mâle – et Xyo en était un – dont il avait à peu près la même consistance humide et souple. Il fallait éviter de prendre l’un pour l’autre, méprise qui entraînait une réaction immédiate, violente, incontrôlable. Les coups de griffe auraient alors pu arracher des lambeaux de peau à la fluviale, lui crever un œil ou encore lui sectionner une veine.
Dès que l’embout évasé du canal réminiscent entrait en contact avec la peau de Sylph, un flot d’images et de sensations déferlait dans son esprit. Pendant quelques instants, elle avait l’impression d’émerger d’un long sommeil, il lui semblait que ces informations ne la concernaient pas, que Xyo lui avait transmis les pensées d’une sœur inconnue. Puis elle finissait par prendre conscience que son mémoriant reconstituait une partie de sa vie enfuie. Elle était sidérée d’apprendre qu’elle faisait partie d’une expédition secrète, très importante – capitale, avaient affirmé les permanentes d’Olymbos –, chargée de convoyer un être humain jusqu’à la source du grand Fleuve. Elle se rappelait les paroles de Cascade-Riante au sujet des courants rajeunissants et vieillissants, et constatait avec effroi qu’elle subissait déjà les effets de fluctuation de l’énergie-Temps. Alors, prise de panique, elle serrait Xyo à l’étouffer, et il fallait une intervention énergique de Coup-de-Trique (elle méritait bien son nom, celle-là, ses mots claquaient comme des coups de fouet) pour qu’elle se résigne à relâcher son étreinte.
— Ne le serre pas comme ça, idiote ! Laisse-le respirer ! Tu vas finir par l’étouffer !
— Du calme ! s’interposaient Cascade-Riante et Double-Jeu. Elle n’est pas encore habituée à la connexion mémorielle. Nous avons toutes eu ce genre de réaction lors de notre premier voyage.
Après Bouche-Cousue, Coup-de-Trique était sans conteste la sœur la moins agréable de l’équipage. D’une maigreur maladive, elle se montrait amicale en de rares occasions. Elle se tenait le plus souvent à l’écart, les cheveux au vent, les traits tendus, les yeux traversés de lueurs farouches, comme en proie à une terrible lutte intérieure. Les permanentes d’Olymbos avaient à plusieurs reprises refusé sa demande de mutation dans l’Ordre des sédentaires, les fluviales autorisées à participer aux rites de la fécondation.
Cascade-Riante plaisantait parfois sur l’aspiration de Coup-de-Trique à la maternité :
— Elle préfère sûrement être labourée qu’ensemencée !
Et Double-Jeu de renchérir :
— Quel laboureur aurait un soc assez dur pour fendre une terre aussi sèche ?
Sylph ne savait jamais exactement à quoi s’en tenir avec Double-Jeu. Elle était capable d’affirmer une idée avec force et de défendre le point de vue opposé avec la même détermination dans les secondes qui suivaient. Elle avait une aptitude naturelle pour la contradiction comme d’autres le don inné du chant, de la séduction ou de la navigation. Toutefois, si l’on faisait abstraction de cette agaçante versatilité, c’était une compagne attentionnée et charmante.
Quant à Cascade-Riante, elle n’avait en apparence qu’un défaut – si tant est qu’on puisse considérer cela comme un défaut : elle ne supportait pas les vêtements. Dès que la barge s’était éloignée du port, elle avait retiré sa robe et, depuis, déambulait entièrement nue sur le pont, à la grande fureur de Bouche-Cousue pour qui l’impudeur équivalait à une mutinerie. C’est dans cette absence de tenue qu’elle participait aux manœuvres, qu’elle grimpait au mât pour dégager un pan de la voile prisonnier d’un filin, qu’elle préparait les repas, qu’elle communiquait avec son mémoriant, qu’elle éloignait les bancs de méduses éphémères à l’aide d’un harpon… Sylph jetait des regards envieux sur sa généreuse poitrine, sa longue chevelure dorée, ses bras potelés, ses jambes à la fois charnues et musclées, son ventre légèrement bombé, sa toison pubienne large et fournie. Pour la cadette, Cascade-Riante était un modèle de femme accomplie.
Après bien des hésitations, Sylph avait fini par lui poser la question qui lui brûlait les lèvres :
— Pourquoi ne fais-tu pas ta demande de mutation dans l’Ordre des sédentaires ? Tu n’aurais aucun mal à t’attirer les faveurs d’un homme lors des fêtes de la fécondation, et…
— J’aime partir en expédition sur les fleuves ! avait coupé Cascade-Riante avec une pointe d’agressivité. La sensation grisante que procure l’énergie-Temps. Les hommes, qu’ils soient sondeurs, pêcheurs ou chasseurs, ne songent qu’à se soulager dans le ventre des femmes. Pour quelques misérables instants de plaisir – elle avait désigné son bas-ventre –, combien de compromissions, combien d’humiliations ?
— Tu as connu le plaisir avec un homme ?
— Bien sûr que non ! Les sédentaires m’ont parlé de la jouissance physique, mais j’ai toujours décelé dans leurs paroles et dans leurs yeux les regrets d’avoir abandonné la vie sur les barges.
— Peut-on regretter d’avoir mis au monde des enfants ?
— C’est une question que je ne veux pas avoir un jour à me poser ! Communique avec ton mémoriant, maintenant. Les courants sont de plus en plus forts. Tu pourrais bien te retrouver de l’autre côté de la porte natale !
— Tu veux dire que je n’aurais plus de corps ? Comme avant ma naissance ?
Cascade-Riante lui avait délicatement effleuré la joue.
— Je me moque de toi, petite sotte ! Pour l’instant, il n’y a aucun risque.
Puis elle avait ajouté, d’une voix soudain grave :
— J’espère que cela ne t’arrivera jamais. Surtout, garde-toi bien de tomber dans le Fleuve.
Sylph avait réprimé une violente envie de se blottir dans les bras de sa grande sœur, de poser la tête sur les tendres coussins de ses seins. L’ailoneK s’enfonçait paresseusement entre les montagnes grises et pelées. Les rayons de Zos scintillaient sur le cours d’énergie que ridait une brise imperceptible.
— Sylph ! glapit Bouche-Cousue, assise près du gouvernail. Balaie-moi ce pont ! On dirait que tout le monde ici souhaite donner à notre hôte l’impression d’embarquer sur une poubelle flottante ! Cascade-Riante, pour la dernière fois, rhabille-toi ! Que pensera-t-il de toi lorsqu’il te verra dans cette tenue ?
Sylph soupira et se dirigea d’une allure traînante vers un grand coffre où étaient entreposés les ustensiles de nettoyage et les réservoirs d’eau. Elle en souleva le large couvercle, se munit d’un long faubert et commença à balayer le pont sans entrain. Elle avait effectué cette corvée à plus de vingt reprises et elle ne comprenait pas très bien l’utilité de nettoyer un endroit déjà propre. Lorsqu’elle passa devant la rangée des paniers d’osier des mémoriants, elle lança un regard complice à Xyo, sagement allongé sur son coussin. Elle prit tout à coup conscience qu’elle n’éprouvait plus le besoin de dormir depuis que la barge s’était élancée sur le fleuve.
« Et l’énergie-Temps nous dispensera du cycle veille-sommeil… »
Elle n’avait pas pris garde aux paroles du chant rituel entonné la veille du départ, mais à présent elle se rendait compte que le sommeil lui manquait. Elle ne pouvait plus se réfugier dans ce délicieux abandon d’elle-même. Elle avait définitivement renoncé à l’enfance, à l’insouciance. Elle recevrait bientôt son nom de fluviale, son nom de femme. La petite Sylph était à jamais restée sur le quai du port de la cité lacustre. Des larmes amères lui roulèrent sur les joues.
Elle releva la tête et constata que Cascade-Riante, dont la peau se couvrait d’un hâle cuivré, n’avait pas remis sa robe.
Un vent violent se leva. La voile se gonfla, les filins se tendirent, gémirent, le mât craqua, des vagues furieuses secouèrent l’ailoneK.
— Enfin ! hurla Bouche-Cousue.
Sylph se demanda ce qu’elle faisait sur ce pont, un faubert à la main. Il lui fallait d’urgence communiquer avec Xyo. Elle laissa tomber son ustensile et courut vers son mémoriant. Elle vit que les quatre autres fluviales, une ancienne et quatre intermédiaires – elle ne parvenait pas à mettre un nom sur leurs visages – se ruaient également vers les paniers alignés. Après qu’elle eut posé l’extrémité du canal réminiscent de Xyo sur son front, tout lui revint en mémoire.
— Le Temps est parfois vorace ! maugréa Bouche-Cousue.
— Bénis soient les mémoriants ! murmura Double-Jeu.
— Et s’il nous arrivait d’oublier à quoi ils servent ? avança Sylph.
Comme piquées par une méduse éphémère, les quatre femmes se tournèrent vers elle dans le même mouvement. Ayant rempli leur tâche, Xyo et ses frères attendaient patiemment que leur maîtresse les repose dans leur panier. Leurs yeux ronds et jaunes dans lesquels se reflétait la lumière de Zos ressemblaient à des étoiles fourvoyées dans des pans de ciel velus.
— Une idée stupide ! lâcha Coup-de-Trique.
— Cette éventualité a été prise en compte, intervint Cascade-Riante avec un sourire qui se voulait rassurant. Les mémoriants ont autant besoin de communications que nous.
— S’ils en sont privés trop longtemps, ils prennent l’initiative, ajouta Double-Jeu. Ils se débrouillent pour établir eux-mêmes la connexion mémorielle.
— Assez bavardé ! gronda Bouche-Cousue. Profitons du vent arrière !
Les cinq fluviales se séparèrent de leur mémoriant et se répartirent les tâches sans ajouter un mot. Tandis que Cascade-Riante grimpait au mât, nue, cheveux au vent, Bouche-Cousue s’assit sur le siège de pilotage et se cramponna à la barre du gouvernail, Double-Jeu et Coup-de-Trique tirèrent sur les drisses enroulées dans les guindeaux, et Sylph, qui ne voulait pas être en reste, ramassa le faubert gisant sur le pont.
*
Le Vioter distingua un point blanc à l’horizon et se redressa d’un bond. Il veilla à ne pas trop se rapprocher du bord du ponton, car un vent violent s’était levé et les vagues d’énergie, de plus en plus violentes, de plus en plus hautes, léchaient maintenant les poutrelles supérieures.
Il s’arc-bouta sur ses jambes pour ne pas être déséquilibré par les bourrasques. Il discerna peu à peu une voile carrée traversée par des lattes souples et la coque plate, rectangulaire, d’une embarcation. Il entrevit également, postées à la proue, immobiles, les silhouettes de quatre femmes vêtues de robes droites et dont les longues chevelures dessinaient des auréoles mouvantes autour de leurs têtes. Il distingua, sous la baume, des paniers d’osier alignés au pied du mât, les renflements arrondis de coffres de rangement, et enfin, assise à la poupe, une vieille femme penchée sur la barre du gouvernail.
Des sentiments contradictoires envahirent Le Vioter : d’une part le soulagement, l’euphorie même, de rencontrer d’autres êtres vivants, de rompre une solitude devenue insupportable, d’autre part l’inquiétude que suscitaient en lui la précarité et la rusticité apparentes de l’embarcation. Il doutait de la capacité de ce radeau à voile à braver l’énergie noire, bouillonnante et dangereuse qui s’enfonçait entre les montagnes.
Ces femmes étaient-elles réellement les envoyées du réseau-Temps ?
Il enfila ses bottes. Il ne disposait d’aucune arme, pas même d’un poignard et, au cas où les arrivantes se montreraient inamicales, il n’aurait rien d’autre que ses poings et ses pieds à leur opposer. En outre, il rencontrait des difficultés grandissantes à se concentrer sur ses gestes, sur ses pensées.
L’embarcation avançait rapidement en direction du ponton. Le Vioter se demanda comment elle réussissait à flotter sur cette énergie moins dense que de l’eau. Il observa la carène, la coque, les trois barres du bastingage, les poulies, le mât, le plancher, se rendit compte qu’ils n’étaient pas constitués de bois ni de métal, encore moins d’un matériau sophistiqué comme le spunstène des vaisseaux, mais qu’ils étaient taillés dans une pierre grise et poreuse qui évoquait la roche volcanique. La voile et les cordages étaient quant à eux faits de fibres végétales tressées ou tramées.
Les quatre femmes d’équipage réduisirent la voile qui s’affaissa au pied du mât dans un froissement prolongé. Elles œuvraient en silence, avec des mouvements rapides, précis, parfaitement coordonnés. Le vent s’engouffrait avec rage dans leur robe. Après avoir décrit une large courbe, la barge vint accoster le ponton.
Elles durent s’y mettre à quatre pour débloquer la drisse du guindeau de l’ancre, une énorme pierre polie qui pendait sur le tribord de la coque. Elles ne se préoccupèrent pas de Rohel lorsqu’elles eurent stabilisé l’embarcation ; comme mues par un appel intérieur, elles se dirigèrent toutes ensemble vers les paniers alignés, y plongèrent les mains, en retirèrent chacune un petit animal à la fourrure grise et aux yeux jaunes et ronds, extirpèrent d’entre ses pattes arrière un conduit souple, rose et luisant dont elles appliquèrent l’extrémité évasée sur leur front, leur cou ou encore la naissance de leur gorge. Elles fermèrent les yeux et restèrent immobiles pendant quelques secondes.
Elles parurent enfin prendre conscience de la présence d’un homme sur le ponton. Elles reposèrent les animaux dans les paniers, vinrent se coller contre le bastingage et le fixèrent d’un air à la fois craintif et curieux.
La plus âgée rompit le silence.
— Tu es Rohel Le Vioter ?
Il acquiesça d’un mouvement de tête.
— Vous êtes les envoyées du réseau-Temps ?
— Nous sommes des fluviales. Nous avons été chargées de te déposer à la source du grand Fleuve-Temps.
Il les dévisagea à tour de rôle. La plus ancienne, à la face ridée et aux cheveux blancs, aurait facilement pu passer pour la grand-mère de la plus jeune, à peine sortie de l’adolescence. Il était en revanche difficile de donner un âge aux trois autres. L’une était blonde et avait un visage rond, sensuel, mangé par d’immenses yeux clairs ; la deuxième, brune, renfrognée, était toute en angles et en lames ; la troisième, également brune, semblait se cacher derrière le rideau ajouré et mouvant de ses cheveux.
— La source du Fleuve-Temps ? C’est là que commence le pays de la magicienne Cirphaë ?
Elles se consultèrent du regard.
— Cirphaë n’est qu’une légende ! s’exclama l’ancienne. Une déesse cruelle et déchue. Et nous, nous ne sommes que des fluviales, des créatures d’un sous-peuple. Notre rôle est d’exécuter la volonté de nos maîtres Chronodes et de nos Mères, les permanentes d’Olymbos. Avant de prendre pied sur la barge, tu dois être présenté à ton mémoriant.
— Mémoriant ?
La plus jeune des fluviales, aussi vive qu’un oiseau, courut vers le mât, se pencha sur un panier et se redressa avec une petite boule de fourrure grise dans les bras.